Garantir des procès justes et équitables pour les actes de terrorisme au Nigéria – Obstacles et difficultés
Détentions massives de suspects
Depuis le début du conflit, des milliers de personnes soupçonnées d’être des membres de Boko Haram ont été arrêtées. Beaucoup sont en détention provisoire pendant de nombreuses années. Si certaines personnes ont été jugées, beaucoup d’autres sont en attente de jugement. Un nombre inconnu de personnes serait détenu dans des « camps de réinsertion » pour les membres de Boko Haram qui se sont repentis et se sont rendus, sous le contrôle du Conseiller pour la sécurité 30.
Compte tenu du nombre d’allégations et de personnes en détention, les organisations de la société civile et la CPI reprochent aux autorités nigérianes l’absence ou la lenteur des enquêtes et des poursuites 31. La récente reddition de milliers de combattants de Boko Haram aggrave davantage cette difficulté.
La conduite des procès
Les observateurs des procès de 2017-2018 contre Boko Haram constatent de nombreuses difficultés. Ces difficultés sont notamment dues aux facteurs suivants : le manque d’interprètes ; l’absence de véritable défense ; le manque d’éléments de preuve pour étayer les poursuites ; la violation du principe non bis in idem ; un recours excessif aux aveux et la délivrance d’ordonnances de réinsertion 32. Les autorités nigérianes reconnaissent les énormes problèmes qu’elles rencontrent pour juger les personnes soupçonnées d’appartenir à Boko Haram. En 2019, lors d’un événement organisé en marge de l’Assemblée des États parties au Statut de la CPI à La Haye, le Procureur général du Nigéria évoque les difficultés rencontrées par son bureau en matière de procédures judiciaires, et énumère notamment les problèmes suivants :
- Le bureau du Procureur n’a pas suffisamment d’équipement, de matériel et d’outils scientifiques modernes pour mener ses enquêtes ;
- La plupart des enquêteurs respectent très peu les dispositions applicables de la loi de 2015 relative à l’administration de la justice pénale et d’autres lois d’habilitation régissant l’administration de la justice pénale ;
- Les interprètes ne sont pas assez expérimentés alors que la plupart des suspects ne comprennent pas la langue de la cour ;
- Les accusés ne disposent pas de suffisamment de temps pour se réunir et communiquer avec leurs avocats pour préparer leur défense ;
- Les témoins ne sont pas disponibles, ce qui conduit à des ajournements de nombreuses procédures et à une perte de temps ;
- Le programme de protection des témoins n’est pas efficace, ce qui pousse les témoins à ne pas se montrer coopératifs ;
- Les dispositions logistiques prises pour les procureurs sont insuffisantes compte tenu du danger et des risques liés à leurs fonctions ;
- Les pièces à conviction ne sont pas disponibles en raison de la nature de certaines affaires et des méthodes d’arrestation des accusés 33.
Dans son rapport de 2018 sur les activités en matière d’examen préliminaire, la CPI fait également observer que la majorité des personnes reconnues coupables à l’issue des procès au Nigéria, sont accusées d’avoir fourni un soutien matériel et non violent à Boko Haram et non d’avoir commis des crimes d’une gravité semblable à ceux qui relèvent du Statut de Rome 34. Il y a donc lieu de se demander si le Nigéria satisfait le principe de complémentarité avec ces séries de procès. La complémentarité est un principe fondamental qui donne compétence à la CPI, uniquement lorsque le pays concerné ne mène pas d’enquêtes ou de poursuites concernant des crimes internationaux, ou n’a pas la volonté ou la capacité de le faire.
Le triage des suspects
Une grande difficulté rencontrée pendant les enquêtes et les poursuites concerne l’obtention d’éléments de preuve et l’identification d’affaires pouvant être renvoyées en procès. Dans la dernière série de procès en 2018, le très grand nombre de détenus, l’absence de véritables méthodes de recueil de données, ainsi que des dossiers d’affaires incomplets ont entravé le processus visant à trier les suspects 35. En 2016, le Complex Casework Group (« CCG ») – une unité spécialisée composée de procureurs expressément formés pour s’occuper des affaires de terrorisme – est créée au sein du Bureau du Procureur 36. Le CCG rencontre toutefois de nombreuses difficultés par rapport à la sélection des affaires et à l’obtention d’éléments de preuve pertinents. Comme l’institut Institute for Security Studies le décrit dans son rapport Besieged but not Relenting, Ensuring Fair Trials for Nigeria’s Terrorism Suspects :
En 2013, l’armée procède à des arrestations massives de personnes soupçonnées d’appartenir à Boko Haram dans les États du Nord, en particulier les États d’Adamawa, de Borno et de Yobe. Des milliers de personnes sont détenues à la caserne de Giwa à Maiduguri, dans l’État de Borno. Une équipe d’enquête conjointe composée de membres des services de l’immigration, du renseignement et du Bureau du Procureur général de la Fédération (« Office of the Attorney General of the Federation ») est chargée par le service de renseignement intérieur (Department of State Services, DSS), le chef d’état‑major des forces armées, de se rendre dans les États du nord, d’examiner les dossiers et d’établir des catégories de suspects en détention. Sur le terrain, les enquêtes n’étaient pas possibles étant donné que les circonstances des arrestations étaient inconnues. Des informations indiquent que l’armée nigériane est impliquée dans les arrestations massives et les identités de chacun des militaires qui ont procédé aux arrestations n’ont pas été relevées. L’équipe d’enquête conjointe a ensuite interrogé les suspects entre août et décembre 2013 pour examiner les circonstances de leurs arrestations. Le CCG a passé la majeure partie de 2014 à effectuer des évaluations des détenus. Au cours de la même année, plus de 600 suspects détenus se sont évadés de la caserne de Giwa à Maiduguri. Il a été décidé de transférer tous les suspects de crimes terroristes vers le cantonnement de Wawa, dans le centre de détention de Kainji. Le CCG a la difficile tâche d’identifier parmi les milliers des dossiers, lesquels de ces 600 suspects se sont enfuis et combien ont été tués. Un concours de circonstances sans précédent et la non-disponibilité de véritables méthodes de recueils de données nuisent aux efforts visant à faire le tri entre les suspects37
Les procès à venir pour les personnes soupçonnées d’appartenir à Boko Haram
Une nouvelle série de procès contre des personnes soupçonnées d’appartenir à Boko Haram, est prévue depuis longtemps mais a été retardée par des difficultés internes, des préoccupations concernant la sécurité, et l’apparition de la pandémie de COVID-19. Étant donné que les séries de procès précédents remontent à 2018 et que de nombreuses personnes sont maintenues en détention en attendant d’être jugées, il convient de traiter de toute urgence la question du rythme des poursuites. En outre, il est souhaitable que les autorités tirent les leçons des premières séries de procès, afin que des efforts plus concertés soient mis en œuvre, non seulement pour assurer l’équité des procès à venir, mais aussi pour poursuivre plus de suspects pour des crimes qui se rapportent à des actes visés par le Statut de Rome 38.